Il semblerait que la merde est chez Sade par excellence ce que Derrida définit par le terme de différance, c’est-à-dire une différence si grande, que le nom même de différence ne peut pas entièrement en rendre compte, la différence en question se situant à la fois au-delà ou en-deçà du domaine sémantique déterminé.
Selon l’I.A., Le terme de différence signifie à la fois « différence de sens » et « ajournement de sens,» et Derrida joue sur le fait que le verbe différer en français a deux sens : “différer” dans le temps (ajourner, retarder, reporter) et “différer” dans l’espace (distinguer, différencier, opposer). Il introduit donc une lettre a dans le mot différence, laquelle ne se prononce pas, mais qui se voit à l’écrit (je souligne). Le sens est donc toujours “ajourné” ou reporté à travers une chaîne infinie de signifiants… La différance n’est ni un mot ni un concept, mais un mouvement (je souligne), une différence qui produit du sens et de la réalité. La différance n’est pas une chose, une essence, une présence, elle est toujours un devenir, un déplacement, un différance : ce qui est surtout le rôle que joue la coprophagie chez Sade.
Davantage que dans la violence, ou le sadisme, etc., en effet, c’est surtout dans la coprophagie, la consommation du caput mortuum, de l’excrément, que signifie cette différance dans l’ oeuvre. Elle en est sinon la seule marque mais la plus distinctive, et ce qui la situe définitivement à part des autres. On pourrait dire (mais on ne le dira pas de peur d’être mal compris), que la fiction, c’est la merde, chez Sade (au sens bien entendu où elle en est la marque essentielle, et ce qui la dé-marque des autres oeuvres de fiction).
À noter que cette insistance sur la coprophilie n’a pas toujours fait l’unanimité chez les grands champions de Sade, comme Gilbert Lely, par exemple, qui la trouve excessive : « Il n’en faut pas moins observer qu’une erreur dominante vient compromettre en mains endroits la valeur didactique d’un tel ouvrage[1] : nous voulons dire la place monstrueusement exagérée que l’auteur y réserve à l’aberration coprologique portée à ses derniers excès. »[2]
Cependant, cette « aberration » joue un rôle majeur dans une œuvre où « toutes les fantaisies, les goûts, et les horreurs secrètes » doivent pouvoir être dits, et où il s’agit précisément de faire l’inventaire, l’exposé encyclopédique de toutes les monstruosités possibles et imaginables.[3]
La coprophagie, « L’aberration coprologique » existe sans doute dans la vie réelle, mais sa fréquence y est faible,[4] et ce n’est d’ailleurs pas de ce dont il s’agit ici. Il s’agit pour Sade de l’utilisation à la fois éthique et esthétique d’un motif, au sens d’un mouvement, dont il peut écrire (à supposer que la coprophagie soit en fait un crime) que « Le crime est un mode de la nature, une manière dont elle meut l’homme. » [5]
Dans sa différance, ce mouvement fait entièrement partie du projet, de dire « tous les goûts et toutes les horreurs secrètes » qu’il se propose. Mais cette différence est telle, et à la fois par rapport à la réalité et par rapport à la fiction ordinaire, qu’elle ne peut pas s’expliquer dans l’oeuvre sur le mode habituel du simple reflet (définition de la fiction « ordinaire»), mais doit le faire aussi par la coprophagie. La merde sadienne est ce qui signifie le clivage entre fiction et réalité (fiction d’un côté, réalité de l’autre), et remarquablement, c’est également ainsi que l’excrément devient, chez Sade, la marque de la fiction pure.
[1] Il s’agit des 120 Journées de Sodome.
[2] Gilbert Lély, Vie du marquis de Sade. Paris : Gallimard, 1958, tome II, p. 333.
[3] « Divulguer tous les caprices, tous les goûts, toutes les horreurs secrètes auxquels les hommes sont sujets dans le feu de leur imagination. » Œuvres, Gallimard-Pléiade, 1990, Vol. I, p. 236.
[4] « La coprophagie, c’est-à-dire la consommation de matières fécales, est un comportement qui varie selon les espèces animales et les circonstances. Chez le humains, la coprophagie est condidéré comme une anomalie, une perversion ou une maladie, mais elle peut aussi avoir des motivations culturelles, religieuses ou médicales. Selon une étude publiée en 2006, la prévalence de la coprophalie chez les humains serait de 0,3%, ce qui représente environ 23 millions de personnes dans le monde. » (Quand même !) « La coprophagie peut être associée à des troubles mentaux, comme la schizophrénie, le syndrome de Lesch-Nyhan, la démence ou le retard mental.
Chez les animaux, la coprophagie est plus fréquente et peut avoir des fonctions adaptatives. Par exemple, les lapins et les rongeurs mangent leurs propres crottes pour compléter leur digestion et absorber plus de nutriments. Les chiens et les chats peuvent manger les excréments d’autres animaux pour diverses raisons, comme la curiosité, le stress, l’ennui, la faim, l’imitation ou l’instinct de chasse. Certains insectes, comme les mouches, les scarabées ou les termites, se nourrissent de matières fécales et contribuent ainsi au recyclage de la matière organique.
La coprophagie n’est donc pas un comportement uniforme, mais plutôt un phénomène complexe et multifactoriel, qui dépend du contexte, de l’espèce et de l’individu. Elle peut avoir des conséquences positives ou négatives sur la santé, selon les cas. Il est donc important de consulter un vétérinaire ou un médecin si l’on observe ce comportement chez son animal ou chez soi-même. » (Délicieuse observation, ici !). I.A. Bing.
[5] Vol. I, p. 205.