Revue : Michel Onfray. La passion de la méchanceté. Paris : Autrement, 2014. 181 pages.

Il serait sans doute plus facile d’ignorer que de faire le compte-rendu d’un traité d’aussi mauvaise foi, mais il faut quand même en dire quelques mots, ne serait-ce que par acquis de conscience.

D’entrée de jeu, en effet, Onfray nous apprend que c’est en tant que « philosophe » qu’il s’intéresse à Sade : Sade « n’est pas seulement un écrivain. Sinon, peut-être n’aurais-je fait aucun cas de cette œuvre, » écrit-il (p. 12). La raison de son intérêt serait que Sade «s’avance également comme un philosophe, un penseur, un homme d’idées qui défend des thèses sur le bien et le mal […] et que « les devoirs d’un écrivain nourri de fictions (sic), ne sont pas les mêmes que ceux d’un philosophe créateur de visions du monde et prescripteur d’actions. » (p. 12-13). Ce qui l’intéresse donc, affirme-t-il, ce sont les idées et la philosophie du marquis de Sade. On s’attend donc à trouver dans cet ouvrage une analyse, et une critique de ces idées et de cette philosophie, mais c’est où est bien déçu. Ce que se propose en fait Onfray n’a rien à voir avec ce projet, et il s’agit plutôt d’un assaut massif et soutenu contre le marquis de Sade, d’un pamphlet en fait, qui pourrait aussi bien faire figure de dossier d’instruction pour cour d’assises contre un « prétendu divin marquis »  qui laisse songeur à l’idée de ce qui aurait pu en être en d’autres temps (si Onfray avait été à la place de Fouquier-Tinville, par exemple). Refaire toujours le procès de Sade devient un peu lassant (surtout après l’excellente série de biographies récentes , dont le Sade de Maurice Lever), mais il y aura toujours quelqu’un pour faire du kilométrage en attaquant Sade (par des ragots, des exagérations, et des fabrications, etc).

Onfray prétend donc s’intéresser à la pensée et à la philosophie de Sade. Mais qu’apprend-on là-dessus ? Sade serait sadique parce qu’il n’est pas déterministe, nous dit-on (auquel cas, il n’y aurait pas de problème s’il l’était, mais comme il est censé croire au libre arbitre, il est aussi supposé avoir choisi le mal, alors qu’il aurait pu choisir le contraire, telle est la thèse). En effet note l’auteur, Sade « laisse place dans son système philosophique à la possibilité de ne pas vouloir ce que veut la nature. » (P. 35).

Mais est-ce bien le cas ? Notons que de ne pas vouloir ce que veut la nature, ne signifie d’ailleurs pas nécessairement qu’on ne soit déterministe. Il y a plein de choses que nous faisons, sans vouloir ce que veut la nature. Et que voulait la nature que fasse Sade ? N’était-ce pas d’écrire ? Donc, ici, on ne peut pas dire qu’il ne voulait pas, et on a  même l’impression à le lire qu’il y prenait un certain plaisir, sans compter (ce qui semble avoir échappé à Onfray), qu’il écrit justement pour nous dire qu’il faut surtout, partout, toujours, et dans toutes les circonstances vouloir ce que veut la nature.

Quant à lui-même, le philosophe affirme être un matérialiste conséquent, déterministe à souhait,  et professant par ailleurs le plus grand respect pour (les mêmes, en fait) philosophes matérialistes admirés par Sade : Démocrite, Epicure, Lucrèce, Spinoza, d’Holbach, La Mettrie, etc.

Une fois déclaré que Sade n’est pas déterministe on s’attendrait à quelque explication, voire même peut-être à une analyse, et quelques exemples, mais non, rien. En fait d’exemples, l’auteur en trouve UN, ou en tout cas, pense en avoir trouvé un (un seul exemple, dans une œuvre aussi riche que celle de Sade), et encore cet exemple n’est-il pas de Sade mais de l’un de ses personnages, Dolmancé dans La Philosophie dans le boudoir. Citons-le donc (ci-dessous en italiques) : « Voilà, ma chère Eugénie, comme raisonnent ces gens-là [qui pensent pouvoir changer la nature], et moi j’y ajoute, d’après mon expérience et mes études, que la cruauté, bien loin d’être un vice, est le premier sentiment qu’imprime en nous la nature. L’enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son oiseau, bien avant que d’avoir l’âge de raison. La cruauté est empreinte dans les animaux, chez lesquels, ainsi que je crois vous l’avoir dit, les lois de la nature se lisent bien plus énergiquement que chez nous; elle est chez les sauvages bien plus rapprochée de la nature que chez l’homme civilisé: il serait donc absurde d’établir qu’elle est une suite de la dépravation. Ce système est faux, je le répète. La cruauté est dans la nature; nous naissons tous avec une dose de cruauté que la seule éducation modifie; mais l’éducation n’est pas dans la nature, elle nuit autant aux effets sacrés de la nature que la culture nuit aux arbres. […] La cruauté n’est autre chose que l’énergie de l’homme que la civilisation n’a point encore corrompue: elle est donc une vertu et non pas un vice. Retranchez vos lois, vos punitions, vos usages, et la cruauté n’aura plus d’effets dangereux, puisqu’elle n’agira jamais sans pouvoir être aussitôt repoussée par les mêmes voies; c’est dans l’état de civilisation qu’elle est dangereuse, parce que l’être lésé manque presque toujours, ou de la force, ou des moyens de repousser l’injure; mais dans l’état d’incivilisation, si elle agit sur le fort, elle sera repoussée par lui, et si elle agit sur le faible, ne lésant qu’un être qui cède au fort par les lois de la nature, elle n’a pas le moindre inconvénient. » (p. 68-9).

Dolmancé ne dit d’ailleurs rien qui puisse faire supposer qu’il ne soit pas déterministe (sans compter que dans le cas contraire c’est lui qui ne serait pas déterministe, et non pas Sade). Nous avons avec cette petite phrase un exemple de la dialectique nature/culture, si fertile pour les Lumières, dans laquelle ces deux concepts sont comparés. Dolmancé, qui  est en train d’éduquer une jeune fille (Eugénie), lui explique que l’éducation n’est pas dans la nature, parce qu’il veut lui faire comprendre que la cruauté est dans la nature. Onfray semble (ou fait semblant) d’ignorer que ce que Sade veut dire, c’est que la cruauté n’est pas dans la nature, mais qu’elle est dans la culture. Et il ne dit pas non plus que l’éducation ne modifie pas la nature, mais que même modifiée, la cruauté perdure. La culture, en effet, n’est que relativement, dans la nature (relativement à l’espèce, qui peut ou pas exister alors que ceci est tout fait indifférent à la nature).

Ainsi donc, comment sur un argument aussi inconsistant (et si visiblement le résultat d’une lecture erronée) décider d’une question aussi importante, et ceci tout en ignorant  systématiquement l’insistance de Sade sur le fait qu’il est dterministe ?

A partir de là, notre auteur appelle à la barre comme témoins à charge… tous les personnages de Sade ! « La pensée de Sade n’est pas dans le discours de tel ou tel de ses héros de roman ! », déclare-t-il (p. 67). (“Non, Messieurs les jurés, ce n’est pas ici Dolmancé qui parle, mais c’est cet homme lui-même, ce ci-devant marquis !”). La pensée de ses personnages serait donc la même que celle de l’auteur ! [1]

Onfray n’a-t-il pas lu la lettre de Sade à Villeterque ? Notons que Rousseau faisait ce même procès à Molière, de faire l’apologie de l’avarice et de l’hypocrisie dans ses pièces. Il faudra alors aussi supposer que Dostoïevsky faisait celle de l’assassinat des vieilles vivant seules, Stendhal celle de la séduction des femmes mariées, Camus celle de l’assassinat d’Arabes sur les plages, et etc. Que devient la littérature avec une thèse aussi absurde ? Peut-être qu’Onfray devrait lire davantage !

Le fait est qu’il n’y a pas davantage de libre-arbitre dans le matérialisme de Sade que dans celui de ces autres penseurs qu’admire Onfray mais qu’il y en a en fait moins, parce que Sade illustre le concept dans un domaine jusqu’à lui encore largement ignoré en admettant  toutes les catégories du mal dans son déterminisme. Sade nous explique en effet qu’il n’y a pas, et qu’il ne peut pas y avoir de méchanceté dans la nature, parce que tous nos affects sont également inspirés par elle. Sans doute qu’ils sont modifiables par l’éducation (comme l’illustre aussi son œuvre), mais ils font tous partie de la nature. La méchanceté en question est donc ainsi une façon d’être comme les autres, et aussi naturelle qu’elles. Il ne nous dit que la même chose que Voltaire (par rapport à nos affects), quand ce dernier écrit « Si tu pouvais déranger la destinée d’une mouche, il n’y aurait nulle raison qui pût t’empêcher de faire le destin de toutes les autres mouches, de tous les autres animaux, de tous les hommes, de toute la nature ; tu te trouverais au bout du compte plus puissant que Dieu. » (Article Destin, Dictionnaire philosophique). Sa vision de la nature est en fait la même, que tout dans la nature est entièrement déterminé.

L’essai de Michel Onfray n’est cependant pas seulement une attaque contre le marquis de Sade, mais aussi, et dans la mesure où celui-ci expose dans son œuvre une vision exacte  du matérialisme[2], mais aussi une attaque contre le matérialisme lui-même (et de la part d’un auteur faisant profession de foi de… matérialisme !). Onfray ne comprend pas comment sans l’œuvre de Sade notre connaissance du déterminisme serait incomplète. Sans doute que faire passer la pensée d’un personnage de roman pour celle de l’auteur de l’oeuvre n’est qu’un tour de passe-passe juste digne d’un tireur de cartes. Il est triste de voir un soi-disant s’abaisser à tel niveau. Comme le dit Sade, « Tous les goûts sont dans la nature, et le meilleur est celui qu’on a.» Ne prétendons donc pas changer ceux de Michel Onfray, et acceptons-les tels qu’ils sont au nom du déterminisme qu’il professe, en considérant que ce n’est pas non plus son choix. La passion de la méchanceté est aussi bien dans la nature que dans la culture, et on ne la choisit pas, c’est elle qui nous choisit : la preuve.

[1] La même erreur d’ailleurs faite par Jean-Paul Sartre.

[2 Il est, comme l’écrit Marcel Hénaff, le « scriptographe exact » des Lumières.

This entry was posted in Uncategorized. Bookmark the permalink.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *